POLITISATION et EMANCIPATION

 

A leur arrivée en France, les requis indochinois, paysans pour la grande majorité d'entre eux, ne possédaient pas de culture politique. Cependant ils ressentaient pour le moins un sentiment d'injustice eut égard aux conditions de leur recrutement forcé et de l'arrachement à leur pays.

 

Un milieu propice

 

La rencontre avec les Français de métropole est pour eux un premier élément de réflexion. Ils découvrent en effet que ces Français sont très différents de ceux de la colonie, surtout dans leur comportement envers eux. La comparaison n'étant bien sûr pas favorable à ces derniers.

La défaite militaire de la France sera le deuxième évènement qui vint nourrir leur nouvelle perception du monde colonial. Le mythe de la toute puissance s'écroule.

C'est sur ce terreau de perplexité que prennent racines les premières récriminations.

 

L'éveil politique

 

Les vingt mille Travailleurs Indochinois arrivés en France, nous avons eu l'occasion de le voir, ne constituent pas un groupe homogène. L'origine provinciale, le milieu social, le niveau d'instruction, la religion, le rôle au sein de la M.O.I., sont autant de lignes de partage. Néanmoins la majorité se retrouve autour de la constatation d'un sort commun de plus en plus dégradé. C'est donc principalement la détérioration de leur conditions d'existence, qui, en attisant leur mécontentement, va conduire les Travailleurs Indochinois à recevoir favorablement les soutiens politiques ou syndicaux qui se présenteront. Il en sera de même, dans une mesure moindre, des propagandes exercées par Berlin ou Tokyo.

En outre, des contacts existent avec les étudiants annamites venus à la fin des années trente et qui résident dans les villes universitaires, en particulier à Paris, Toulouse ou Marseille. Ceux-ci sont principalement imprégnés des idées progressistes et nationalistes.

Les premiers à s'intéresser au sort des O.N.S, vers le milieu 1942, sont des militants trotskystes vietnamiens, en liaison avec des interprètes encadrant les Travailleurs.

Parallèlement, dans les usines, ceux-ci sont soumis à l'influence des mouvements syndicaux, principalement d'obédience communiste.

Petit à petit, se développe au sein des camps de Travailleurs Indochinois un mouvement de contestation qui dépasse les simples revendications d'améliorations matérielles pour déboucher sur une demande de co-gestion et de droits nouveaux.

Les 15, 16 et 17 décembre 1944 à Avignon, se réunissent en Congrès, et pour la première fois, toutes les composantes de la communauté vietnamienne en France. Les travailleurs sont les plus nombreux qui comptent 14 500 des 25 000 Indochinois de France. Une centaine de délégués représentent les Travailleurs, étudiants et militaires. Ce congrès institue un organisme représentatif, la DELEGATION GENERALE DES INDOCHINOIS qui se présente comme le seul organisme habilité à parler au nom de la communauté installée en France et au nom de l'Indochine elle-même. Elle intervient très régulièrement dans les rapports des Travailleurs Indochinois avec la M.O.I.

Ainsi obtient-elle la reconnaissance du droit syndical aux Travailleurs Indochinois. En janvier 1946, une dizaine de milliers de Travailleurs Indochinois cotisaient à la C.G.T.

 

 

En lien, un article très intéressant de Jean-Noël Dutheil de l'Institut d'Histoire Sociale CGT de l'Allier

la CGT et les Travailleurs Indochinois à Moulins et à Montluçon

Cahier du Bourbonnais n° 54 du mois de décembre 2016

(avec leur aimable autorisation)

 

 

 

L'année 1945 verra se creuser le fossé entre les aspirations plus politiques de la Délégation et le Service de la D.T.I. qui succède à la M.O.I., ceci malgré l'amélioration certaine des conditions de vie des Travailleurs Indochinois. Car au sein même de la Délégation, les partisans de l'Indépendance pure et simple de l'Indochine vont l'emporter sur les tenants d'une collaboration avec la Métropole. Les préoccupations politiques nationales sont désormais la priorité de l'action de la Délégation. La déclaration gouvernementale du 25 mars 1945 sur le statut futur de l'Indochine entraîne le 8 avril suivant une résolution dont voici quelques extraits :

 

 

"La Délégation Générale des Indochinois représentant les 25 000 Indochinois résidant en France, après avoir examiné la Déclaration Gouvernementale du 25 mars 1945 sur le Statut futur de l'Indochine, estime de son devoir de mettre en garde l'opinion publique contre les illusions que ce texte semble avoir créées.........

Les Indochinois ont une expérience trop douloureuse des procédés que l'administration Coloniale emploie contre eux, non seulement en Indochine, mais encore en France, pour pouvoir se satisfaire de promesses aussi vagues.

Les Travailleurs venus au début de la guerre pour aider la Métropole ont subi et subissent encore un régime d'arbitraire et de vexations incompatible avec les intentions démocratiques proclamées par le Gouvernement..........

L'Administration Coloniale qui n'a jamais cessé de proclamer sa haute mission civilisatrice a toujours, en fait, entravé l'évolution naturelle du pays, qu'elle n'acceptait que comme un mal nécessaire. Par un régime policier qui ne peut se comparer qu'à celui de la Gestapo Allemande, elle a fait perdre à la France l'appui, pourtant précieux, de la population indochinoise. La Déclaration du 25 mars (ci-contre) lui assure à nouveau la domination du pays.........

Le programme du Gouvernement Français a provoqué dans tous les milieux indochinois la déception la plus pofonde. Son application soulèverait l'hostilité de la population indochinoise et l'éloignerait définitivement du système Français".

 

 

 

DÉCLARATION DU GOUVERNEMENT
DE LA RÉPUBLIQUE RELATIVE A L'INDOCHINE EN DATE DU 24 MARS 1945

Le gouvernement de la République a toujours considéré que l'Indochine était appelée à tenir une place particulière dans l'organisation de la communauté française et à y jouir d'une liberté adéquate à son degré d'évolution et à ses capacités. La promesse en a été faite par la déclaration du 8 décembre 1943. Peu après, les principes de portée générale énoncés à Brazzaville sont venus préciser la volonté du gouvernement.
Aujourd'hui, l'Indochine combat: les troupes où Indochinois et Français sont mêlés, les élites et les peuples de l'Indochine, que ne sauraient abuser les manœuvres de l'ennemi, prodiguent leur courage et déploient leur résistance pour le triomphe de la cause qui est celle de toute la communauté française. Ainsi l'Indochine s'acquiert-elle de nouveaux titres à recevoir la place à laquelle elle est appelée. Confirmé par les événements dans ses intentions antérieures, le gouvernement estime devoir, dès à présent, définir ce que sera la statut de l'Indochine lorsqu'elle aura été libérée de l'envahisseur. La Fédération indochinoise formera avec la France et avec les autres parties de la communauté une « Union française », dont les intérêts à l'extérieur seront représentés par la France. L'lndochine jouira, au sein de cette Union, d'une liberté propre. Les ressortissants de la Fédération indochinoise seront citoyens indochinois et citoyens de l'Union française. A ce titre, sans discrimination de race, de religion ou d'origine et à égalité de mérites, ils auront accès à tous les postes et emplois fédéraux en Indochine et dans l'Union. Les conditions suivant lesquelles la Fédération Indochinoise participera aux organismes fédéraux de l'Union Française, ainsi que le statut de citoyen de l'Union française, seront fixés par l'Assemblée Constituante. L'Indochine aura un gouvernement fédéral propre présidé par le gouverneur général et composé de ministres responsables devant lui qui seront choisis aussi bien parmi les Indochinois que parmi les Français résidant en Indochine. Auprès du gouverneur général, un conseil d'État composé des plus hautes personnalités de la Fédération sera chargé de la préparation des lois et des règlements fédéraux. Une Assemblée élue selon le mode de suffrage le mieux approprié à chacun des pays de la Fédération, et où les intérêts français seront représentés, votera les taxes de toute nature, ainsi que le budget fédéral, et délibérera des projets de lois. Les traités de commerce et de bon voisinage intéressant la Fédération indochinoise seront soumis à son examen. La liberté de pensée et de croyance, la liberté de presse, la liberté d'association, la liberté de réunion et, d'une façon générale, les libertés démocratiques formeront la base des lois indochinoises. Les cinq pays qui composent la Fédération indochinoise et qui se distinguent entre eux par la civilisation, la race et les traditions, garderont leur caractère propre à l'intérieur de la Fédération. Le gouvernement général sera, dans l'intérêt de chacun, l'arbitre de tous. Les gouvernements locaux seront perfectionnés ou réformés; les postes et emplois dans chacun de ces pays y seront spécialement ouverts à ses ressortissants. Avec l'aide de la métropole et à l'intérieur du système de défense général de l'Union française, la Fédération indochinoise constituera des forces de terre, de mer et de l'air, dans lesquelles les Indochinois auront accès à tous les grades à égalité de qualification avec le personnel provenant de la métropole ou d'autres parties de l'Union française. Le progrès social et culturel sera poursuivi et accéléré dans le même sens que le progrès politique et administratif. L'Union française prendra les mesures nécessaires pour rendre l'enseignement primaire obligatoire et effectif et pour développer les enseignements secondaires et supérieurs. L'étude de la langue et de la pensée locales y sera étroitement associée à la culture française. Par la mise en œuvre d'une inspection du travail indépendante et efficace et par le développement syndical, le bien-être, l'éducation sociale et l'émancipation des travailleurs indochinois seront cons-tamment poursuivis. La Fédération indochinoise jouira dans le cadre de l'Union française d'une autonomie économique lui permettant d'atteindre son plein développement agricole, industriel et commercial et de réaliser en particulier l'industrialisation qui permettra à l'Indo-chine de faire face à la situation démographique. Grâce à cette autonomie et en dehors de toute réglementation discriminatoire, l'Indochine développera ses relations commerciales avec tous les autres pays et notamment avec la Chine, avec laquelle l'Indochine comme l'Union française tout entière entend avoir des relations amicales étroites. Le statut de l'Indochine, tel qu'il vient d'être ainsi examiné, sera mis au point après consultation des organes qualifiés de l’Indochine libérée.
Ainsi la Fédération indochinoise, dans le système de paix de l'Union française, jouira de la liberté et de l'organisation nécessaires au développement de toutes ses ressources. Elle sera à même de remplir dans le Pacifique le rôle qui lui revient et de faire valoir dans l'ensemble de l'Union française, la qualité de ses élites.

 

 

 

Au mois d'août 1945, la capitulation japonaise entraîne la prise de pouvoir par le Vietminh et la proclamation quelques jours plus tard de l'indépendance. Dès lors le drapeau rouge avec l'étoile d'or est levé dans les camps de la D.T.I. et la Délégation s'oppose par l'agitation à l'envoi de troupes chargées de la reconquête de l'Indochine. Elle est aidée en cela par le Parti Communiste Français et la C.G.T. qui viennent de prendre leurs distances avec le G.P.R.F. et De Gaulle.

Le 18 octobre 1945 le Gouvernement prononce la dissolution de la Délégation Générale des Indochinois. Cette dissolution n'empêche pas les Indochinois, qui savent maintenant mener une lutte organisée, de poursuivre leurs actions en faveur de l'indépendance du Vietnam et de militer pour obtenir leur rapatriement et une formation professionnelle.

En réponse à la dissolution de la Délégation Générale des Indochinois, est fondé quelques semaines plus tard à Marseille lors d'un nouveau "Congrès national des Annamites", les 2 et 3 décembre 1945, le Rassemblement des Ressortissants Annamites ("Viêt Kieu Lien Minh") qui reprend les mêmes objectifs. Ces luttes sont conduites dans les camps et hors les camps par la participation des Travailleurs Indochinois à des manifestations ou des distributions de tracts contre la guerre d'Indochine, pour leur retour dans un Vietnam indépendant.

 

 

 

L'année 1946 voit s'accentuer dans les revendications des structures créées par les Travailleurs Indochinois la problématique de l'indépendance. Lors de sa venue pour suivre la Conférence de Fontainebleau, Ho Chi Minh est accueilli au Bourget par les autorités françaises mais aussi par une forte représentation de ces Travailleurs Indochinois. Il reviendra d'ailleurs voir ces Travailleurs lors de son départ, faisant halte au Camp Viêt Nam de Mazargues avant d'embarquer à Toulon.

Entre-temps, la Délégation chargée des négociations à la Conférence de Fontainebleau et conduite par Pham Van Dong aura fait elle aussi le déplacement auprès des travailleurs de Marseille.

 

 

 

 

Les Travailleurs Indochinois deviennent progressivement des "ennemis potentiels" et le gouvernement va chercher à décapiter le mouvement en "rapatriant" les meneurs. Cent vingt sept d'entre eux sont internés au camp de Bias puis embarqués le 24 février 1948 sur le "CALAIS".

Alors qu'ils réclamaient encore il y a quelques années leur rapatriement, les Travailleurs Indochinois considèrent désormais celui-ci comme une mesure de déportation destinée à étouffer leurs revendications, ce qui n'empêchera pas le programme de réembarquement de se dérouler de gré ou de force.

 

 

Les opérations de police pour regrouper les travailleurs donneront lieu à des scènes qui choqueront y compris les observateurs métropolitains.

 

 

 

Extrait tiré du livre de Philippe VIDELIER "Décines, une ville, des vies":

Lorsque le Vietnam s'enfonce dans la guerre, la situation des Travailleurs Indochinois de Décines devint plus précaire.

En juillet 1948, un détachement de la 142ème CRS intervint en force pour appréhender quelques supposés "agitateurs vietminh", transférés ensuite à Privas.

"Une descente a été opérée dans les deux camps. Elle a permis de trouver deux jeunes femmes qui ont été conduites au Commissariat pour examen de situation" relevait une note de police. Les Indochinois interpellés étaient ouvriers à la S.L.T. "Dans les journées de jeudi et de vendredi, de nombreux travailleurs ont circulé aux abords de la Mairie et du Commissariat de Décines présentant une apparence d'inquiétude. Quelques uns de ces coloniaux se sont présentés au Commissariat pour demander des renseignements au sujet de leurs camarades"

De la même façon qu'ils avaient été, en temps de guerre, amenés à Décines, les Indochinois furent de manière brutale, rapatriés au Vietnam.

Les travailleurs indochinois qui ont échappé au rapatriement forcé n'étaient pas seuls à se souvenir de la dissolution du camp du Coron. Avec la voix de l'indignation, un ancien résistant employait des mots durs pour caractériser les opérations d'évacuation : "ils ont été embarqués dans des camions, même pas avec une valise, par des policiers casqués, comme les boches faisaient, exactement. Ils ont été embarqués et conduits à Marseille et mis sur le bateau. Vous voyez comme c'est l'Histoire. Des fois on a rien à apprendre des autres"

 

 

 

 

 

Ces rafles et leur déroulement ne firent guère l'objet d'articles dans la presse hormis dans les feuilles communistes ou trotskystes.

 

 

 

 

La politique de Formation Professionnelle

 

retour accueil