ANNAMITES EN FRANCE

LES CAHIERS DE NGUYEN T.......................

VIETNAM.....

VIETMINH......

Y a t'il une insurrection générale des peuples d'Indochine contre nous, qui ne poserait entre eux et nous qu'une question de force ?
Ou bien n'y a t'il qu'un malentendu qui tiendrait surtout à ce que nous n'avons pas toujours bien compris que les populations de la Cochinchine, de l'Annam et du Tonkin étaient parmi les plus évoluées de notre Empire ?
Des Annamites sont venus en France, en 1940, pour travailler au service de la patrie en danger. Beaucoup sont venus volontairement, certains avec enthousiasme.
Qu'en avons-nous fait ?
L'un d'entre eux a tenu presque quotidiennement un carnet de notes.
Il a été recueilli par un français chargé d'encadrer ces "frères d'outre-mer" et qui, lui, avait essayé de les comprendre.
Il ne faut voir ni un réquisitoire, ni un plaidoyer, mais une explication, dans

LES CAHIERS DE NGUYEN T.................

que nous publierons à partir de mardi.

De septembre 1939 à mai 1940, vingt mille Indochinois furent débarqués à Marseille pour être répartis dans les poudreries et les arsenaux où on avait besoin de main-d'œuvre.
Quatre vingt dix pour cent de ces hommes jeunes - les simples, ceux que chez nous on appelle les paysans et là-bas les Nha qué - avaient été traqués dans leur villages et leur rizières sur indication d'un mandarin vénal, et enrôlés de force - sinon à la chaîne - par ordre de l'administration coloniale, dix pour cent - étudiants, fonctionnaires, parlant plus ou moins bien le français - étaient venus volontairement pour servir de surveillants et d'interprètes
L'ensemble constituait la main-d'œuvre indochinoise : M.O.I. sous le contrôle du ministère du Travail.
Quatre compagnies de travailleurs annamites, environ mille hommes parmi lesquels se trouvait Nguyen T... débarquèrent en janvier 1940 sur un quai de Marseille.
Nguyen T... venait d'atteindre ses vingt-deux ans. Né sur les côtes d'Annam, il avait fait ses études dans une grande ville du Tonkin et s'était élancé à l'assaut des parchemins. Son élan fut interrompu par l'invitation de la France au "Beau voyage".
C'est avec enthousiasme qu'il s'embarqua.
Il partit avec son "cai don" parce que musicien, ses livres parce que cultivé, ses souvenirs parce qu'amoureux.
Nguyen ne fut pas étonné par la brutalité d'un sergent, aux joues et au ventre rebondis, qui bousculait et frappait les travailleurs, au moment où, arrivant au bas de la passerelle, ils allaient prendre contact avec la Terre Promise, le pays de la Liberté et de la Fraternité.
Non, il ne fut pas étonné pour si peu, il avait l'habitude. N'avait-il pas vu maintes fois s'abattre sur le dos des Nha qué les poings des administrateurs et les triques des mandarins ? Mais inquiet, déçu, il murmura tristement :
"C'est ça la France ?"
Quand un agent du ministère du Travail, sans uniforme, qu'on appelait cependant "mon Capitaine", interrompit cette grêle de coups, en priant - sur un ton qui ne souffrait pas de répliques - l'homme à la sardine de modifier ses conceptions colonisatrices, Nguyen fut heureux d'apprendre que ce civil galonné était le commandant de la compagnie à laquelle il était affecté. Et c'est sur un tout autre ton - comme un cri de délivrance et d'espoir - qu'il jeta aux Annamites, groupés spontanément autour du protecteur inconnu :
"C'est ça la France !"

Car Nguyen était de ceux qui, en toutes circonstances, avaient donné des témoignages de leur attachement à notre pays, et s'étaient rangés, sans contrainte et sans arrière-pensée sous sa loi et son drapeau.
Le lendemain Nguyen sortit de son sac marin un grand cahier sur lequel il avait projeté de noter chaque jour ses tribulations, ses aventures et ses impressions.
Ces notes, ses impressions, ce sont celles que nous allons publier - sans commentaires.

*********

DE MARSEILLE AU PAYS DES CHARENTES

Nous avons quitté les Baumettes, cette horrible prison où, cependant, nous fûmes bien nourris pendant huit jours, sans pouvoir visiter Marseille, et, longeant la Méditerranée, nous roulons vers Angoulême où notre compagnie doit s'installer.
Les "Nha qué" sont contents ; nos chefs sont plutôt sympathiques. Ils ne sont pas distants ni méprisants comme beaucoup des colons - officiers, médecins, administrateurs, businessmen - installés chez nous ; et, sans morgue, sans ironie, sans cet air crispant de supériorité native ou acquise, ils répondent de bonne grâce et dans la mesure où ils sont renseignés, aux innombrables questions que leur posent surveillants et interprètes.
La nourriture est bonne et abondante, elle est certainement saine.
Ce sont là d'excellents présages, d'autant plus que nous iront certainement à Paris pour saluer le retour des troupes victorieuses.
Dans le train, j'ai chanté la Madelon, et notre capitaine, qui est un de 1914-1918 - un poilu - n'a pu retenir ses larmes. Alors, instinctivement et spontanément, gradés et travailleurs se sont serrés contre lui.
Nous l'aimons bien, c'est un chic type.

Février 1940

Les travailleurs annamites vont-ils pouvoir s'accoutumer aux durs hivers d'Occident, aux pluies diluviennes qui transforment en cloaques nos camps et déchaînent des accès de fièvre, aux pénibles et dangereux travaux des acides et de l'ypérite ? Personne ne semble s'en soucier.
Ce matin nous avons confier à la terre de France, pour l'éternité, DO TAN : nous avions un chagrin immense, mais nous n'avons pas pleuré parce que le convoi de notre frère a croisé celui d'un soldat mort des suites de ses blessures.

Mai 1940

L'invasion. Les Allemands nous ont chassés de nos camps. Derrière nos chefs, nous sommes partis à l'aventure sur la grande route, sans moyens de transport et presque sans ravitaillement et sans argent.
Du premier village où nous nous sommes installés, les Allemands nous ont délogés en braquant sur notre capitaine des fusils, et sur la compagnie, des mitrailleuses.
Il ne faut pas, a dit l'ober-lieutenant, que le soldat allemand soit en contact avec ces chiens.

Afin que nous soyons logés et nourris, nous avons été envoyés pour travailler dans les communes et les fermes qui manquaient de main d'œuvre : c'est en nous menaçant avec des fourches et des fusils de chasse que nous accueillaient les paysans, apeurés. Notre capitaine est passé ce matin devant un grand conseil présidé par un général boche. Va t'on le fusiller ou le faire prisonnier ? Qu'adviendra t'il de nous ?
Bonne nouvelle : nous allons être expulsés de la zone occupée.
Dans trois jours nous aurons franchi la ligne de démarcation. Nous retournons en Provence, au pays du soleil.
Les maires des communes et les fermiers sont venus avant-hier supplier nos chefs de laisser les travailleurs annamites dans la région.
Hier, les enfants d'Annam ont quitté hameaux et fermes avec des musettes bourrées de victuailles. Les vieux Charentais et les jeunes Charentaises les ont accompagnés jusqu'à la sortie du village :
- A bientôt ! Au revoir !

*********

UN SINGULIER "ENCADREMENT"

Juin 1940

En arrivant en Provence, nous dûmes prendre possession de cantonnements construits en 1915 pour nos pères et nos frères aînés, qui avaient fait à cette époque œuvre utile dans les poudreries de France.
Car naturellement nos camps étaient à proximité d'une poudrerie.
Nos camarades qui nous avaient précédés, avaient trouvé, au début de 1940, des logements lépreux et délabrés, émergeant d'une brousse pittoresque, abondante et ardemment colorée par le soleil du Midi :
- Un nid à serpents, affirmaient les gens du pays.
Mais on avait construit, créé des baraquements, des cuisines, des chambres froides, des magasins à vivres, des réfectoires, des dortoirs, des châteaux d'eau, une infirmerie, des douches, et un magnifique foyer avec un somptueux théâtre. Nous fûmes émerveillés et conquis.
Cependant le lendemain nous réservait une cruelle déception :
Dans un des camps, devant toute une compagnie réunie, un sergent annamite commandé par un européen, qui avait, pour la circonstance, revêtu son uniforme d'officier, donnait une trentaine de coups de bâtons à un travailleur pour le punir d'une faute sans gravité.
La bastonnade ? en France ? Cent cinquante ans après la Révolution ?
De honte, de désespoir, de rage, j'ai pleuré toute la matinée.
Lé V..., qui a toujours été anti-français et s'en vante, gouaille :

- Tu les a vu tes bons amis, tes protecteurs... des bourreaux.. des tortionnaires... des blancs !

- C' est une exception, lui dis-je. Il y en a partout. Ce commandant est une brute. Il en est d' autres meilleurs qui réprouvent ces méthodes abominables. Ainsi notre capitaine ....

- Oui ... ! ton père de France. Lui aussi vous a "au boniment", comme dit cette brute de sous-agent, celui qui interdit qu 'on l' aborde après dix-sept heures par ce que à partir de seize heures, il est saoul comme une grive.. mais viens avec moi, viens voir.

Et Lé V... m'a entraîné devant la prison où, pour des peccadilles, étaient enfermés des travailleurs ; au régime "jockey" affirmait un sergent-major qui commençait toutes ses phrases par "moi dans ma bourgade à Ménilmuche", "moi qui", "moi que". Il s'intéressait beaucoup plus à l'amélioration de la race chevaline qu'au peuple indochinois, et par "régime jockey", il entendait un régime alimentaire restreint qui permet de vous réduire à la peau et aux os. Pendant plusieurs heures, les punis faisaient "la pelote" avec sur l'épaule, un sac de sable pesant plusieurs kilos. Et Lé V..... triomphant :

- Cela te suffit ?

- Mais...

- Des bourreaux te dis-je, ici comme chez nous.

- Ecoute ...

- Tu l'as vu, ce petit bonhomme rageur dont la bêtise donne le vertige, ancien sous-off de la coloniale, auquel on a confié les punis : il a sur eux la haute main et le haut pied, car il les frappe du matin au soir avec son "42 fillette" comme il dit. L'as-tu entendu déclarer : "Pour les dresser, un seul moyen, la tringle -il fait le geste de serrer la ceinture d'un cran- et la trique".

Je me suis enfui pour ne pas répondre à Lé V...., qui me narguait, et pour ne plus voir les visages ravagés par la fatigue et la faim, et les dos courbés sous les sévices. Mon capitaine m'a consolé comme il a pu.

- Tu verras Nguyen, ces brutes là seront bientôt éliminées. Aïe confiance, nous allons changer tout cela ; tu verras que la France est bien celle que tu avais imaginée.

Il est vrai que nos chefs ne sont pas tous de la même école. Il y a ceux qui étaient destinés à finir adjudants et gardiens de square et dont la guerre de 1914-1918 avait fait des capitaines. Il y a ceux auxquels de solides études promettaient de réserver un destin meilleur et que la malchance, l'incapacité ou les évènements avaient relégués dans des postes subalternes. Il y a les sédentaires, ceux qui ne sont jamais sortis de France et croient naïvement aux discours des ministres et aux slogans de quelques écrivains et penseurs : "Notre mission civilisatrice ..... Nos frères de couleur ......". Et il y a les voyageurs, ceux qui ont servi aux colonies et qui, suivant la tradition, considèrent l'indigène comme un être inférieur, taillable, corvéable et rossable à merci - celui qu'on méprise et qu'on humilie. Entre ces deux clans, une lutte sourde était engagée et mettait chaque jour aux prises nos chefs et leurs conceptions opposées.

Enfin il y a les honnêtes et les malhonnêtes. Ces derniers s'approprient vêtements et vivres qui nous sont destinés, tandis que beaucoup des nôtres crèvent de froid et de faim. Quelques agents ont été licenciés pour indélicatesse. Mais il en est d'autres qui ne seront jamais inquités et qui, prétend-on, s'enrichissent de façon scandaleuse. Il ne faut évidemment porter des accusations de ce genre qu'avec beaucoup de circonspection, car de même que les Européens voient en tout Annamite un chapardeur, un maraudeur, un voleur, les Annamites considèrent chaque Européen comme un resquilleur ou un bandit. Exagération de part et d'autre. Mais comment empêcher les gens du pays de colporter que tel agent, chargé de l'approvisionnement, gagne 80 000 francs par mois et que tel autre, après avoir nourri toute sa famille avec nos vivres, donne à son chien le pâté qui nous était destiné et qu'en vendant le café et l'huile des magasins, il a réussi à gagner plus de douze mille francs ?

 

*********

Dans les forêts glaçées des Cévennes

- Nguyen, .... viens donc !

C'est Lé V..... qui m'appelle.

Un agent a frappé brutalement des pauvres gosses qui, n'étant pas assez forts, ne pouvaient soulever une grosse pierre ; un surveillant est intervenu et lui a dit :

- C'est méchant ce que vous faîtes là, mon lieutenant,

- Méchant ; j'vas t'en f.... des méchants,

L'agent a giflé le surveillant, qui, obéissant à un réflexe a riposté.

Quel scandale !

Et tandis que l'agent brutal, pour se remettre de ses émotions, se dirige vers le bar de la popote, entouré de quelques amis indignés, qui se réunissaient déjà en évoquant les représailles, le surveillant est conduit sous bonne garde à la prison où il restera quinze jours et dont il sortira "cassé".

- Des bourreaux et des voleurs ..... m'a dit Lé V.......

Et le soir dans ma chambre, ayant refusé d'aller au jeu clandestin, j'ai pensé à la France, à celle que j'avais appris à connaître, à aimer dans les livres.

Février 1941

Parce que je parle français couramment et correctement, et parce que je ne fais pas de faute d'ortographe et que je sais rédiger un rapport, et surtout parce que je tape à la machine, je suis devenu secrétaire et je reste au camp. C'est une chance car il fait froid. Les ruisseaux sont gelés et les Alpes sont couvertes d'un magnifique manteau de neige. Le mistral, qui descend en trombe dans la vallée du Rhône, emportant toitures, renversant des baraquements, arrachant des arbres, culbutant des voitures, aggrave singulièrement les souffrances de ceux qui sont obligés de travailler dans la nature. Hélas, mes petits Nha qué si frêles, si chétifs, qui ne s'acclimateront jamais aux fantaisies des pays "dits tempérés" sont de ceux-là.

Comme on n'avait plus besoin d'eux dans les poudreries, ils ont été mis à la disposition des grandes usines, des grands entrepreneurs de travaux divers et surtout des forestiers, malins à la recherche d'une bonne "combine"qui, prévoyant l'heure du "gazo", avaient obtenu, "pour une bouchée de pain", le droit d'exploiter de grandes parcelles de forêts domaniales. Ils usent et abusent de la main d'oeuvre indochinoise, au rendement plus faible mais plus avantageux à cause de la modicité des salaires.( Ils ont été d'abord de 25 francs par homme et par jour, ils sont aujourd'hui de 32,50 francs). Les Indochinois ont fait la fortune de ces marchands de bois et charbons de bois improvisés.

Dimanche, le thermomètre est tombé à cinq au-dessous de zéro, mais j'ai cependant décidé d'aller voir mes "villageois", qui, de la forêt cévenole, m'avaient envoyé un S.O.S. Isolés dans les bois, à neuf kilomètres de la première maison, que l'on ne peut atteindre que par des sentiers tellement impraticables qu'ils décourageaient même ceux qui ont faim, ils ont, pour cantonnement, des bâtisses sans fenêtres, dont la porte -trois planches mal jointes- laisse entrer le vent glacé. Sur la terre battue, de la paille pourrie sur laquelle ils se couchent, enveloppés dans les deux minces couvertures déchirées qui leur furent données en Indochine. Pas d'autre éclairage que les feux qu'ils allument et dont la fumée rend l'atmosphère irrespirable. Une cuisine en plein air ou presque car l'appentis en mauvais état ne la protège pas contre les intempéries. Le point d'eau le plus proche est à trois kilomètres. Il y a des jours, où les Annamites, éreintés, préfèrent ne pas manger que d'aller jusqu'au puits. Pas de linge, pas de costumes, pas de chaussures ; ils n'ont rien reçu depuis deux ans, et, pieds nus, ils vont au travail en pleine forêt. Sous le froid qui mord, les branchages qui égratignent, les cailloux qui coupent, leurs chairs sont meurtries, crevassées et sanglantes. A la condition qu'ils abattent un stère dans leur journée, ils touchent sept francs. Le reste du salaire est empoché par la M.O.I. Ils ne se révoltent pas, mais s'ils ont un mouvement de mauvaise humeur, une heure de dégoût et de "cafard", une matinée de lassitude, ils sont menacés de graves punitions : suppression des allocations et du tabac, prison, et la redoutable section de classement.

Section de classement ? Euphémisme ridicule, car elle sert à déclasser plutôt qu'à régénérer, cette section maudite, où, à côté d'authentiques mauvais garçons, ramassés sur les quais, dans les quartiers louches des grands ports de chez nous, des commandants de compagnie sans discernement envoient de braves petits gars qui n'avaient pas l'heur de leur plaire ....

 

FIN

(la suite, s'il y en avait une, n'a pas été publiée)